source : Les modèles économiques de soutenabilité et le changement climatique Franck-Dominique Vivien, Dans Regards croisés sur l'économie 2009/2 (n° 6), pages 75 à 83
"Lancé officiellement par le rapport Brundtland en 1987, médiatisé lors du sommet de la Terre de Rio en 1992, le développement soutenable est souvent présenté comme la solution permettant de réconcilier les dynamiques économiques, sociales et écologiques. Cependant, c’est avant tout une énigme : comment allons-nous faire, en effet, selon quelles priorités, quelles modalités, quelles politiques, quels instruments, pour accroître le bien-être de la population mondiale, lutter contre les inégalités sociales et sauvegarder la dynamique de la biosphère ? Nous allons le voir, différentes approches économiques entendent répondre à cet enjeu, l’analyse de la prise de décision en matière de changement climatique fournissant une bonne illustration de cette controverse. Nous étudierons d’abord comment la théorie économique néoclassique appréhende ces problématiques avant de nous pencher sur les propositions de l’économie écologique.
Conçu dans les années 1950 pour répondre aux propositions keynésiennes qui légitimaient une forte intervention de l’État dans le champ de l’économie, c’est le modèle de Solow [1][1]Ce modèle est constitué d’une fonction de production…, légèrement amendé [Solow, 1992], qui constitue l’élément central de la réponse de la théorie néoclassique à la problématique du développement soutenable. D’ailleurs, la notion de soutenabilité n’apparaît guère utile à William Nordhaus [1994] ; c’est la poursuite de la croissance sur le long terme qui demeure l’objectif essentiel des économistes standard. Nous avons là l’expression d’un modèle de « soutenabilité faible », au sens où les contraintes qui pèsent sur la dynamique économique pour se mettre sur la trajectoire d’un développement soutenable ne sont pas très fortes.
Les économistes néoclassiques traduisent l’objectif de soutenabilité par la non-décroissance dans le temps du bien-être individuel, lequel peut être mesuré par le niveau d’utilité, le revenu ou la consommation. Pour que le bien-être économique des générations futures – conçu comme la somme des bien-être individuels – soit, au minimum, égal à celui des générations présentes, il faut leur transmettre une capacité de production de biens et de services répondant à leurs besoins. Autrement dit, il importe que, moyennant un taux d’épargne suffisamment élevé, le stock de capital à disposition de la société reste intact d’une génération à l’autre. Or, si la quantité totale de capital doit demeurer constante à travers le temps, il est possible, selon les néoclassiques, d’envisager des substitutions entre les différentes formes que revêt celui-ci : une quantité accrue de « capital créé par les hommes » (équipements productifs, éducation, recherche…) doit pouvoir prendre le relais de quantités moindres de « capital naturel » (services environnementaux et ressources naturelles). Un échange s’effectue ainsi dans le temps, selon Robert Solow [1992, p. 265] : la génération présente consomme du « capital naturel » et, en contrepartie, lègue aux générations futures davantage de capacités de production sous forme de stocks d’équipements, de connaissances et de compétences.
Plusieurs conditions sont nécessaires pour que ce modèle de « soutenabilité faible » fonctionne. Une première hypothèse veut que le progrès technique fournisse un ensemble de solutions autorisant la substitution entre les différentes formes de capital. À la suite de Nordhaus [1973], les néoclassiques font l’hypothèse ad hoc de l’existence de « techniques de secours » permettant de faire face à l’épuisement des ressources naturelles. L’augmentation du prix de ces dernières, à mesure qu’elles se raréfient, doit amener la mise au point et la diffusion de ces techniques de rechange. Pour ce faire, deuxième hypothèse, un régime d’investissement particulier doit être mis en place : la règle de Hartwick stipule que les rentes procurées par l’exploitation des ressources naturelles épuisables doivent être réinvesties dans du capital technique grâce à un fonds d’investissement ou un système de taxation spécifique. Allant dans ce sens, les modèles de croissance endogène, qui constituent un raffinement du modèle de Solow, mettent l’accent sur l’intervention des pouvoirs publics dans certains domaines stratégiques : formation, R&D et production d’indicateurs environnementaux. En outre, bien que les prix soient absents du modèle de Solow – celui-ci figure une économie planifiée, un agent unique décidant seul de l’affectation des ressources –, les néoclassiques mettent en avant une autre hypothèse qui veut que l’allocation des ressources soit réalisée par le marché et, plus précisément encore, par cet idéal de marché que figure le modèle de concurrence parfaite [2][2]Ce modèle figure pourtant une organisation sociale centralisée,…. Les valeurs des différentes formes de capital, de même que les taux de substitution qui vont s’établir entre celles-ci, doivent être déterminés par le système des prix, lesquels jouent un rôle d’indicateurs de rareté et d’informations décisives pour le comportement des agents, en étant intégrés dans leurs calculs économiques. Or, la difficulté provient du fait que, généralement, les relations sociales à l’environnement et au capital naturel sont extérieures au marché et ne sont pas médiatisées par le système des prix : l’allocation de biens et de services environnementaux se fait souvent à travers des échanges involontaires ou sans contrepartie monétaire, ce qui fausse les calculs et choix optimaux des consommateurs et des producteurs. Pour rétablir ceux-ci, les procédures de règlement des problèmes d’environnement – dites d’internalisation des externalités – relèvent peu ou prou de la régulation marchande ; cette dernière se trouve toujours en arrière-plan des principes néoclassiques d’évaluation et d’allocation des ressources : dans cette optique, même en cas d’instauration d’un système de taxation, le rôle de l’État revient finalement à assurer le bon fonctionnement du marché concurrentiel.
La problématique du changement climatique est appréhendée par les économistes néoclassiques selon cette logique de soutenabilité faible. Le travail de Nordhaus est probablement celui qui illustre le mieux cette liaison. Il a participé activement à la controverse qui, au début des années 1970, a entouré le premier rapport du Club de Rome, The Limits to Growth. À ses yeux, la concentration atmosphérique des gaz à effet de serre était la seule question environnementale qui valait la peine que l’on s’en préoccupe et, très tôt, il s’est penché sur l’économie du changement climatique [Nordhaus, 1977] en proposant une analyse coûts-avantages (ACA) et une représentation macroéconomique de la problématique du changement climatique.
Le modèle DICE (pour Dynamic integrated climate-economy) qu’il a conçu et présenté au début des années 1990 [Nordhaus, 1993] est dans la droite ligne du modèle de croissance de Solow, lequel, comme nous l’avons vu, constitue l’élément central de la réponse néoclassique à la problématique du développement soutenable. Des équations représentant le climat et l’interaction entre celui-ci et les activités économiques ont été ajoutées au modèle de base. En substance, comme le pointe Olivier Godard [2007], cela permet de suggérer que, grâce à la poursuite de l’accumulation du capital et de la croissance, les générations futures seront beaucoup plus riches que les générations présentes et qu’elles pourront donc gérer plus facilement le changement climatique que ces dernières.
Par ailleurs, selon Nordhaus, comme pour les autres économistes standards, c’est l’évaluation économique qui, en déterminant un niveau optimal de pollution, doit guider la prise de décision en matière de lutte contre le changement climatique. Celui-ci est analysé comme une externalité qu’il convient d’internaliser en le faisant entrer à l’intérieur des cadres et des règles de la décision économique. Cela se traduit d’abord par un recours à une ACA, qui compare les coûts des avantages et des dommages induits par le changement climatique et les coûts et avantages liés à la lutte contre le changement climatique. La conclusion à laquelle Nordhaus [1991] aboutit à la suite de ses calculs – laquelle n’a guère varié depuis sur le fond – est celle d’un effort « modeste » à consentir à court terme pour réduire les émissions de GES. Cette internalisation du changement climatique dans le système économique passe ensuite par l’instauration d’un « marché du carbone », par le biais d’un système de permis négociables ou d’une taxe, dont le signal-prix doit permettre aux acteurs économiques de faire entrer celui-ci dans leurs calculs économiques.
La posture épistémologique adoptée par les tenants de l’économie écologique – un courant de pensée assez hétérogène qui s’est institutionnalisé depuis la fin des années 1980 – prend le contre-pied de celle des néoclassiques, puisqu’elle met en avant l’idée que la problématique environnementale n’est pas une question comme une autre, et qu’elle conduit à une crise de la science économique dominante qui doit déboucher sur une profonde remise en cause de ses cadres théoriques et conceptuels. Un des principes de base de l’économie écologique est la reconnaissance du processus de co-évolution qui lie la biosphère et les systèmes socio-économiques. Ces derniers ont nécessairement un impact sur la première, laquelle rétroagit sur ceux-ci ; le changement climatique étant une parfaite illustration de cette interaction. Alors que l’économie néoclassique de l’environnement vise à faire entrer les objets naturels à l’intérieur de la logique économique, l’économie écologique se donne pour objectif d’insérer l’économie au sein de régulations sociales, les sociétés devant à leur tour s’insérer dans les régulations de la biosphère. L’économie écologique entend ainsi fixer des limites à respecter en matière environnementale et propose un modèle de « soutenabilité forte », les contraintes définies dans ce cadre apparaissant plus importantes que précédemment. En outre, la distinction classique entre croissance et développement – que l’on trouve notamment chez Joseph Schumpeter et François Perroux [3][3]F. Perroux [1961, respectivement p. 191 et 763] définit la… – est reprise par les économistes écologiques qui cherchent à déterminer des limites quantitatives à la croissance, tout en laissant ouvertes des possibilités de développement qui s’expriment de manière qualitative.
À l’opposé de la position défendue par les économistes néoclassiques, les économistes écologiques avancent l’idée que le capital créé par les hommes n’est pas parfaitement substituable au « capital naturel », mais que, le plus souvent, ces différents types de capitaux sont complémentaires. La thermodynamique nous enseigne ainsi que nous ne créons pas l’énergie, nous ne faisons que la transformer par le biais de procédés techniques. Il y a donc une asymétrie entre les biens créés par l’industrie et les biens naturels, lesquels ne sont pas reproductibles. De plus, il faut garder à l’esprit que le progrès technique est ambivalent en matière de soutenabilité : s’il apporte des solutions, il induit aussi des problèmes dans les domaines de la santé et de l’environnement. En conséquence, le modèle de « soutenabilité forte » est caractérisé par la nécessité de maintenir, à travers le temps, un stock de « capital naturel critique », dont les générations futures ne sauraient se passer. Les économistes écologiques édictent alors des principes entendus comme des règles minimales de prudence : 1) les taux d’exploitation des ressources naturelles renouvelables devraient être égaux à leurs taux de régénération ; 2) les taux d’émission des déchets devraient correspondre aux capacités d’assimilation et de recyclage des milieux dans lesquels ils sont rejetés ; 3) l’exploitation des ressources naturelles non renouvelables devrait se faire à un rythme égal à celui de leur substitution par des ressources renouvelables. La mise en œuvre de telles contraintes biophysiques nécessite la définition de modalités de répartition qui soient les plus équitables possible, et la mise sur pieds d’institutions et d’instruments qui donneront les règles économiques auxquelles seront soumis les acteurs. Cette « gestion normative sous contrainte », pour parler comme René Passet [1979], devrait inspirer le système de permis négociables d’émissions de gaz à effet de serre (GES) instauré dans le cadre de la lutte contre le changement climatique.
Les caractéristiques de la soutenabilité forte se retrouvent ainsi quand on considère les analyses des économistes écologiques relatives au changement climatique [cf., par exemple, Adaman et al., 2002 ; Spash, 2007]. Le recours à l’analyse coûts-avantages pour déterminer ou non une action en matière de lutte contre le changement climatique y est jugé comme une démarche erronée. Cette technique d’évaluation touche à ses limites face à des problèmes d’environnement globaux comme le changement climatique. Les incertitudes y sont tellement grandes en matière d’impacts environnementaux potentiellement induits qu’il convient de refuser la rationalité et l’optimisation mises en scène par les économistes standard. Qui plus est, comme l’ont souligné Funtowicz et Ravetz [1994] au sujet des calculs de Nordhaus [1991], les résultats de ces ACA s’avèrent finalement extrêmement sensibles aux choix et croyances de ceux qui les réalisent.
Une autre démarche économique est donc souhaitable, bien que la question des limites ne soit pas simple à trancher. En effet, dans le cas du changement climatique, nous sommes confrontés à ce qu’Olivier Godard [1993] appelle des situations en « univers controversé », autrement dit des contextes décisionnels où les savoirs scientifiques ne sont pas ou sont peu stabilisés quant à la nature exacte des phénomènes observés, leurs liens de causalité et leurs conséquences éventuelles. Dans ces conditions, la science se montre incapable de donner une réponse simple et univoque à la question des limites environnementales à imposer aux acteurs économiques. Ne trouvant pas rapidement sa clôture, cette controverse scientifique verse bientôt dans la sphère publique où elle rencontre d’autres intérêts : industriels, politiques, médiatiques…, lesquels vont essayer de peser sur la décision (voir, par exemple, la mobilisation des entreprises contre la régulation en matière d’émissions de GES décrite par Mathias Lefèvre [2006]). Les conflits qui opposent alors les acteurs ne portent pas uniquement sur la valeur des choses et ne se règlent pas par la fixation de prix. Les oppositions portent aussi sur les visions du monde, les intérêts défendus, les pouvoirs et les ressources dont disposent les uns et les autres. Une convention-cadre, telle celle adoptée à Rio dans le domaine du changement climatique, est censée répondre à cette situation en univers controversé : elle engage la négociation dans une direction, en apportant des éléments de cadrage sur certains points et en en laissant d’autres en suspens, auxquels les négociations futures devront s’attaquer. Cette dynamique collective – où s’entremêlent rapports de force, enjeux cognitifs et décisionnels – emmène les négociations sur des trajectoires particulières, dont il n’est pas certain qu’elles répondent finalement aux véritables enjeux. On a ainsi pu constater le grand décalage entre les recommandations des experts du GIEC, qui appelaient à une réduction de 50 % des émissions de GES, et les décisions prises en 1997 dans le cadre du protocole de Kyoto qui ne visaient qu’une réduction de 5 % de ces émissions. Dans ces conditions, plutôt que de viser une illusoire optimisation, il convient de rechercher des décisions raisonnables, en s’appuyant sur le principe de précaution, en mettant en débat les problèmes éthiques et en ne masquant pas les questions politiques.
Les économistes, dont la discipline se présente souvent comme un discours normatif sur la façon dont les sociétés doivent s’organiser pour faire les meilleurs choix possibles, se sont particulièrement mobilisés en matière de développement soutenable [Vivien, 2005]. Un des principaux clivages, que l’on retrouve dans l’analyse économique du changement climatique, est celui opposant les tenants d’une soutenabilité faible aux partisans d’une soutenabilité forte. Alors, priorité à l’économie ou à écologie ? Une partie du débat est bien celle-là : la théorie économique néoclassique privilégie une soutenabilité économique tandis que l’économie écologique met en avant la soutenabilité environnementale. Mais, la controverse ne se réduit pas à cela. À travers les raisonnements qui ont été présentés ici, on voit que c’est l’économie elle-même, en tant que discipline, qui est interrogée. On en vient immanquablement à se poser les questions suivantes : quels doivent être ses objets, ses méthodes et ses résultats ? Selon les réponses apportées, deux perspectives se dessinent : d’un côté, une science économique standard qui, en raisonnant dans le cadre de mondes stylisés et en adoptant une posture d’ingénierie sociale, entend construire une décision optimale à grand renfort de calculs et d’équations ; de l’autre, une économie politique, préoccupée désormais de questions écologiques, confrontée à la complexité du monde et aux luttes que s’y livrent des pouvoirs et des intérêts contradictoires, qui veut contribuer à la recherche de compromis institutionnalisés traduisant la reconnaissance de limites environnementales."
- [1]
Ce modèle est constitué d’une fonction de production macroéconomique et d’une relation de comportement qui détermine quelle quantité produite est investie. Un seul bien est produit, consommé et utilisé dans la fonction de production. Si la consommation, la production et le capital augmentent au même rythme, la question est de savoir quel est le taux d’épargne qui assurera la consommation maximale.
- [2]
Ce modèle figure pourtant une organisation sociale centralisée, fort éloignée de la représentation habituelle du marché : les agents économiques y formulent des offres et demandes prenant en compte les prix affichés des biens ; ces offres et demandes sont transmises à une instance (le « commissaire-priseur ») qui affiche les prix. Après avoir agrégé ces offres et demandes individuelles, celle-ci confronte les offres et demandes globales et fait varier les prix afin qu’elles s’égalisent ; dans ce cas, les prix affichés sont dits d’équilibre de concurrence parfaite, et les échanges peuvent avoir lieu.
- [3]
F. Perroux [1961, respectivement p. 191 et 763] définit la croissance comme « l’augmentation soutenue […] d’un indicateur de dimension ; pour la nation : le produit global brut ou net, en termes réels », et le développement comme « la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global. »
- Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
- https://doi.org/10.3917/rce.006.0075